REVUE ELECTRONIQUE DU CUBE, CENTRE DE CREATION NUMERIQUE D’ISSY LES MOULINEAUX. FRANCE.
2019
« L’intelligence artificielle et l’intelligence collective vont édifier les nouveaux contours du monde
connecté, où les réalités mixtes, virtuelles et augmentées vont renouveler les imaginaires.
Quels sont les enjeux des arts et de la culture dans cette transformation ?"
Virtualité fuyante.
La lumière de l’écran de l’ordinateur, un halo vaguement coloré, vibre avec diverses intensités et dessine sur les murs de cet appartement un tantinet vieillot des ombres et des silhouettes, se mêlant aux dessins affadis du papier peint, des bouquets de fleurs sur un fond beige pâle. Derrière l’écran, les yeux rivés dessus et plantés dedans, Brice s’hypnotise par le monde qu’il créé crée en images de synthèse. Il s’est acheté, sur un site de modèles en 3D, une superbe créature répondant au nom soyeux de Barbara ; il s’ingénie, se fatigue à lui créer un monde. Il rêve de la faire évoluer dans un palais aux à colonnades, un palais qu’il faut construire. Brice passait ses soirées ainsi, à élever à coups de souris un univers 3D destiné à alimenter son casque de réalité virtuelle.
Parfois, en frappant doucement mais de façon insistante, son grand-père demandait l’accès à sa chambre, brisant tout à coup la virtualité de sa vie avec Barbara. André, un vieil homme qui vivait seul avec son chat Gaston avait accueilli son petit fils qui venait faire des études d’informatique à Lyon. Pour lui, la présence de Brice était un soleil tardif mais un soleil quand même. Seul l’inquiétait les longues heures que le post-adolescent passait devant son ordinateur. C’est ainsi qu’il frappait de temps en temps à la porte de la chambre pour vérifier si tout allait bien. Il lui proposait alors de venir lui servir un verre de jus de fruit agrémenté de petits gâteaux secs. Brice acceptait distraitement l’attention que lui prodiguait son grand-père mais restait très loin du monde réel.
Après de nombreux efforts, il put en fin achever le palais qu’il désirait pour sa compagne virtuelle et il prit un grand plaisir à l’y installer, jouissant d’un univers luxueux et contrôlable que son casque de réalité virtuelle rendait si proche. Un soir, après s’être endormi deux ou trois heures, il désira se replonger dans l’univers de Barbara. En enfilant son casque et en branchant son ordinateur, il fut stupéfait de voir que Barbara vivait maintenant sa vie et avait même invité un homme dans son palais. Il s’appelait Sven, était un homme parfait, beau, musclé, au sourire de star d’Hollywood et qui portait des vêtements moulés sur lui. Brice en conçut tout de suite une énorme jalousie et une sourde colère commençait à bouillonner au plus profond de lui-même. « Barbara, moi qui t’a fait vivre, qui t’ai construit un palais en y consacrant mes nuits et mes rêves, tu me trompes !!! ». Il débrancha brusquement le casque, resta dans le noir et pleura. Cette vie virtuelle dont il rêvait lui échappait, comme dans le monde réel et il se sentit tout à coup complétement seul, désespérément seul. À ce moment-là, il entendit au lointain, les petits coups frappés par son grand-père. Brice arracha son casque comme un enfant qui renait renaît au monde, se précipita pour aller ouvrir et se jeta dans les bras de son grand-père qui faillit renverser le petit plateau portant un verre de jus d’orange et les petits gâteaux secs. Il n’était pas habitué aux à des démonstrations d’affection aussi virulentes enthousiastes de la part de Brice. Même Gaston vint se frotter aux chevilles de Brice. Une fois le verre de jus de fruits bu et un petit gâteau sec avalé, Brice rasséréné, revint vers son ordinateur, le ralluma et coiffa le casque de réalité virtuelle. Il était prêt pour la vengeance. Il acheta un guerrier avec toute sa panoplie d’arme, l’importa dans le palais et l’anima afin qu’il tue les deux amants. Une course poursuite s’engagea dans le palais qui se finit dans un bain de sang électronique. Brice, vidé, enleva lentement son casque, le débrancha, éteignit l’ordinateur et tourna l’écran de celui-ci vers le mur. Puis il retira la multiprise qui alimentait tout son matériel informatique. Il se leva, les yeux rouges et gonflés, sortit de sa chambre. On entendit alors dans le couloir « Papy, tu veux faire un scrabble ? ».
Alain Galet
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2017
Émancipation
« Action de s'affranchir d'un lien, d'une entrave, d'un état de dépendance, d'une domination, d'un préjugé. »
Les êtres humains, confrontés à un cadre trop rigide et à une ambiance coercitive, cherchent le moyen de s’en émanciper. La technique a représenté pendant quelques siècles le moyen de soulager l’être humain des tâches les plus ingrates, les plus fatigantes et destructrices. Cependant ces avancées technologiques, marchant main dans la main avec les industries de l’armement et de l’espionnage, vivent actuellement un rejet provoquée par la peur et le sentiment d’une perte de contrôle menant plus à une privation de liberté qu’à une ouverture sur celle-ci. En art, le retour de la présence de l’être l’humain, sensible par l’imperfection de sa main, la présence de sa fatigue et de ses doutes, renforce cette réaction de défiance envers l’avenir.
L’affaire « Next Rembrandt *» ou comment, en analysant les tableaux d’un maitre du passé, des ingénieurs et des conservateurs d’un musée ont pu « re »créer un nouveau tableau. Ce premier pas, dans la création assistée par ordinateur, d’un tableau qui possède toutes les caractéristiques (style, texture, …etc.) de la manière de voir et de peindre d’un artiste défunt, nous amène à nous poser la question d’un ordinateur ou d’une machine qui, s’émancipant de son lien avec l’être humain, pourrait devenir un génie marquant de la peinture, de la sculpture ou de la gravure. Cependant se pose alors la question des pouvoirs de sublimer, d’imaginer et les possibilités de rémanence et de résilience qui doivent tout aux émotions. Une machine peut-elle s’émouvoir, peut-elle s’offrir toute la palette des sentiments humains dans un système binaire ou tout est zéro ou 1 ? Pouvons-nous maîtriser des intelligences plus rapides et plus précises de façon qu’elles nous servent, ou bien allons-nous être mis en esclavage par ces robots que nous avons créés afin de rendre notre vie plus libre de contraintes ? Cela me rappelle cette anecdote lue dans un livre de mémoires d’une grande famille française qui possédait plusieurs châteaux dans le centre de la France. Dans l’un de ceux-ci, il fut question d’installer des salles de bains avec l’eau courante et bien sûr, une colonne d’évacuation des eaux usées. Les salles de bains furent construites mais seulement munies d’évacuation, l’eau chaude et froide étant toujours montées à bras d’homme dans des brocs aux armes de la famille. Lorsque qu’un visiteur s’étonna de ce choix, la maîtresse de maison lui répondit que cela conservait du travail pour les nombreux domestiques qui s’occupaient de la famille et de la propriété dans ces années d’après guerre.
En art, la pénibilité du travail n’a jamais été étudiée parce qu’elle fait presque partie de l’identité de la tâche du créateur : peindre longtemps, mal perché, mal éclairé et mal chauffé dans des espaces souvent inadéquats ; sculpter dans la poussière et le bruit, les muscles douloureux, le corps ankylosé……Cela fait pourtant partie de l’œuvre, la fragilité humaine de cette chair et de ce corps délicats. Remplacer ceci par des connexions électriques, des puces électroniques et des circuits imprimés, que cela donnera-t-il ? et peut-on envisager une société uniquement tournée vers les loisirs et l’épanouissement personnel, sans que prédomine le manque du sentiment d’utilité qui nous fait concevoir des enfants, adopter des animaux, s’engager pour des causes philosophiques ou se battre pour un mouvement esthétique ? N’est-ce pas un enfermement, une vie satisfaisant uniquement les notions de plaisir, comparable à la création d’une situation de dépendance de toxicomane à son dealer ?
Le directeur de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts racontait que ses étudiants se tournent désormais plus vers l’atelier de céramique, délaissant les ateliers de production numérique….Doit-on y voir un passage obligé avant le retour équilibré entre l’humain et le numérique ? Normalement la technologie a offert aux créateurs la 3D en images de synthèse, la vidéo, les synthétiseurs, les imprimantes 3D, le vidéomapping, des nouveaux outils qui les ont enthousiasmés, mais la menace reste de considérer la technique supérieure à celui qui l’utilise ; la capacité à se construire ne se fait-elle pas dans la possibilité de surmonter un obstacle et dans la patience à concrétiser un projet ?
* : https://www.nextrembrandt.com
Alain Galet
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2017
Tous créateurs, un mirage ou une promesse pour l’avenir ?
Créateur ou créatrice, est-ce « la conception dans laquelle tout être humain est créateur chaque fois qu’il réalise son humanité en étant attentif à des différences dans lesquelles il se reconnaît, et qu’il manifeste le désir de faire partager à d’autres à la fois la reconnaissance de ses différences et la reconnaissance de son humanité, en tant qu’elle s’exprime dans l’attention à ces différences. Chacun se trouve ainsi orienté vers un but qui est d’intéresser d’autres personnes, de susciter leur curiosité, et ce processus est au principe de la formation des communautés qui se constituent autour de la rencontre entre êtres distincts dont chacun entend faire partager aux autres les différences qui font sa singularité. », Félix Guattari cité par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre* ? Ou serait-ce plutôt la puissance de création cité dans toutes les disciplines spirituelles et religieuses, qui associe ce pouvoir à un être supérieur dont personne ne dénie l’aura mais que chaque humain essaye de copier en créant un monde à son image et pour son confort ?
Et quid à l’ère du numérique, où la machine, les algorithmes et le virtuel remplacent petit à petit la présence humaine ? La question se pose de ce qui restera du domaine d’action de l’esprit humain dans ce nouveau monde sous l’emprise du numérique. Les premières réponses, intuitives, rappellent l’importance de l’émotion et du processus instinctif et empirique de l’acte de créer.
Examinons d’abord l’émotion. Elle est le résultat, en principe, d’une interaction entre le corps (physique) et le psychisme (mental), suscitée principalement par une perception et une sensation, ou bien un souvenir imprimé dans le catalogue de la mémoire. Or, la machine n’a pas (du moins pas encore) de corps physique sensible et ne peut ressentir d’émotion, processus aléatoire et empirique : rougeur des joues, moiteur des aisselles…etc. ; les notions de plaisir, de peur ou de honte lui sont totalement étrangers. On peut, à la rigueur, programmer un ordinateur à ressentir des émotions « électroniques » mais nous n’avons nulle certitude sur la viabilité du programme mis en œuvre pour construire le « psychisme » de la machine - un terme dont l‘usage est ici contestable, puisque la sphère du monde psychique résulte d’une interaction entre le corps et l’esprit.
Pablo Picasso a déclaré que l’art était sexué ou n’était pas, une affirmation en grande partie évidente puisque l’élan créatif utilise les sens pour élaborer un objet. Or l’intelligence artificielle est, par essence, asexuée et teintée d’anaphrodisie, même si les programmateurs peuvent y introduire des paramètres virtuels de genre, mais déconnectés des sensations. Jusqu’ici, le corps, la sexualité, les émotions de l’art reste par conséquent du domaine de l’humain. L’analyse prospective, basée sur les outils de connexion, les Big data et les algorithmes, est aujourd’hui la méthode principale d’accès à la prédiction des comportements individuels.
Le chiffre important est ici celui de deux à cinq pour cent des comportements individuels, qui apparaissent échapper à la puissance des algorithmes. Ce phénomène d’un petit pourcentage de personnes, dont les décisions et comportement échappent aux prévisions de l’analyse prospective la plus poussée, conduit à formuler une hypothèse : et si cette petite proportion était la manifestation de l’aptitude humaine à la déviance, à l’originalité, à l’imprévisibilité, à la fulgurance créative ? Et s’il en avait de tous temps été ainsi ?
On créer avec ses tripes, entend-ton souvent dire…Et après ?
Le flot numérique a permis la diffusion encore plus facile et instantanée de millions d’images d’œuvres. Cependant, derrière ces images se cachent des créateurs qui ont à gagner la reconnaissance de leurs efforts. Picasso, à l’aube du 21ème siècle a établi le mythe de l’artiste travaillant seul face au monde, le dominant par sa puissance de travail et son énergie créatrice. Ceci est à mettre en abyme avec les artistes contemporains qui produisent en série et en atelier de plusieurs dizaines de personnes. A l’aune de la volonté contemporaine d’exister et d’établir sa notoriété et son originalité, le monde de la culture et de l’art représentent désormais une industrie florissante. L’offre de techniques de création artistique plus souples, moins fatigantes comme la photographie numérique, les imprimantes 3D, la réalité virtuelle ont aussi permis de créer un art débarrassé de toutes notions de métier et d’artisanat.
Cependant, l’effet de facilité a généré un aspect pervers. La créativité, coulant à flots, a brisé son cadre économique. De l’époque des corporations, où le nombre de créateurs était contingenté à l’ère contemporaine, où tout individu peut peindre, dessiner et se proclamer artiste devient une attitude qui a dévasté les structures avec lesquelles les créateurs pouvaient se permettre de se rémunérer et ainsi, se consacrer à leur métier. L’économie deviendra alors la censure du monde artistique, une économie déjà dominée par l’intelligence numérique et ses entreprises, castrant tout créateur.
* L Boltanski, A. Esquerre ; « Enrichissement, une critique de la marchandise »2017, éditions NRF essais/Gallimard.
Alain Galet
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2016
Responsabilité de l’artiste
Comment endosser une responsabilité, en tant que créateur, dans la marche du monde vers son futur? L’artiste, figure sociale devenue mythique, symbole idéalisé d’une société capitaliste égocentrée, selfiste*, individualiste et narcissique a remplacée l’aristocrate comme rôle social au sommet de l’élite, soutenu en cela par un marché et un marketing grégaire et audacieux. Comment concilier cela avec une société qui, au bord de l’asphyxie, tend à retourner à un modèle de fonctionnement plus communautaire, plus participatif ?
Le modèle tutélaire institué par Picasso, produit de l’entre-deux guerres mais surtout propulsé peintre-star planétaire, nous englue dans le reflet de son succès économique, étalon de tout artiste espérant une carrière digne de ce nom. Le déplacement du centre de l’art contemporain et du négoce de l’art de Paris à New York après la seconde guerre mondiale et le dynamisme de celle-ci, surfant sur la puissance économique et culturelle de la société de consommation à l’américaine, a réduit l’artiste à n’en être plus qu’une vitrine de prestige à connotation intellectuelle . La responsabilité de l’artiste doit s’engager dans la lutte, de plus en plus actuelle, qui refuse la puissance d’entrave du marché pour évoluer vers une diffusion et une reconnaissance plus locale, sans protectionnisme ni réaction - comme pour les produits alimentaires dont les circuits se raccourcissent et se diversifient.
La participation aux foires d’arts, toujours plus nombreuses, ne fait qu’accroître la dilution et l’effacement du discours esthétique, excentrique et hétérogène, ne laissant place qu’à une publicité tapageuse pour le modèle néolibéral, où la valeur marchande prime sur l’audace esthétique et intellectuelle d’une œuvre. Le phénomène aussi de la collectionnite, ou mise en valeur trop marketée de la passion du collectionneur, est un paradigme de la soif de consommation qui trouve son expression la plus frappante dans les ports francs, où les œuvres passent de main en main, ou plutôt de container en container, sans que ces œuvres puissent rencontrer le regard « d’amateurs » au sens le plus littéral - ce qui démontre aussi le gauchissement d’un domaine fondé sur le visuel et l’exposition au regard.
La notion de responsabilité a également sa place dans la production-même de l’œuvre, qui est encore préservée d‘obligations de pérennité et d’écologie dans ses matériaux d’élaboration et dans ses médiums. Cependant, arriver à produire une œuvre sans être obnubilé et bloqué par son empreinte carbone ,ou contré par les règlements sanitaires de la Commission européenne, deviendra un défi pour les artistes, qui risque de rendre très intéressantes les solutions développées par des individus rompus à l’alternative, la rébellion et la créativité.
Le plasticien, dégagé en principe des contraintes de la commande, religieuse ou laïque, ne peut plus ignorer sa responsabilité engagée dans la production de ses œuvres, même si l’enchaînement au marché se révèle prévalant. A contrario, les artistes ont le pouvoir de donner une forme sensible subtile, poétique, lyrique et plastique à des données scientifiques qui nous inspirent l’angoisse ou l’effroi pour l’avenir qu’elles prédisent. La pléthore de reportages photographiques ou vidéo nous aveugle par leur nombre et nous pousse au contraire à rechercher un oubli nourri d’un passé de pureté fantasmatique. Les plasticiens peuvent ainsi nous secouer quand l’atterrement et la sidération nous pousseraient à l’immobilisme et au rejet de toute responsabilité, nous induisant à la léthargie source d’un repos désiré. Imaginer un devenir effrayant et le rendre présent, afin d’en mieux faire prendre conscience, peut être une piste pour les artistes désireux d’assumer la responsabilité de gérer le futur. Ici le concept de l’anthropocène prend tout son sens, une ère géologique où la présence humaine se grave jusque dans la structure minérale de notre Terre.
La difficulté d’endosser la responsabilité d‘une vision prophétique du futur passe par une analyse synthétique du passé, de ses errements économiques et écologiques et de l’influence de nos agissements présents, analyse qui pousse plutôt le créateur à se réfugier dans une vision totalement passéiste, isolée et délibérément esthétisante. Et ce, au détriment de l’appropriation de la réalité du contemporain qui ,par réaction, peut bloquer une implication constructive, à mener évidemment sans le poids d’une morale trop inhibitrice.
Alain Galet
*Selfiste: pratiquant le selfie.
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2016
Quel sens a le numérique dans l’art ? Apathie, révolte ou collaboration ? Une dématérialisation galopante ?
Le numérique a-t-il du sens dans un domaine dont la spécificité procède toujours pour une grande part de la personne, créatrice avec sa main, son souffle, sa dimension physique humaine et « artisanale ». Une œuvre d’art est censée porter une lutte contre un paradigme établi, la confrontation d’un individu ou d’un collectif avec les habitudes esthétiques et sociales de son environnement, mais qu’en est-il dans le monde actuel ?
En effet, le numérique vient bousculer cet ordre des choses en proposant un nouveau mode de diffusion, de sélection et de gratification par l’enrôlement de la masse (phénomène du « j’aime » ou de « l’abonnement »), devenant alors plus coercitive, renforcée par les incitations flatteuses de réseaux sociaux qui traquent nos désirs et les comblent en proposant le même ou l’approchant, réduisant les chances comme les capacités d’ouverture vers d’autres œuvres, procédant d’autres esthétiques. Un nouveau mode de production où la machine prend le pas sur la main et les sens de l’artiste en suscitant un sentiment de perfection matérielle qui devient, par là même, la censure de l’ambiguïté, de l’asymétrie, du flou, du non-contrôlé, de l’inconnu soit par extension, de l’humain.
On peut se demander si l’irruption du numérique dans l’art, un domaine a priori totalement opposé au contrôle, ne représenterait pas une certaine ironie… Le monde se préoccupe de sauver la nature mais qu’en est-il de l’homme et surtout, de ses productions artisanales dans la définition la plus stricte, c’est-à-dire la création d’œuvres grâce à un savoir-faire particulier et hors contexte industriel : l'artiste comme l’artisan assumait en général tous les stades de ses production et diffusion.
Le numérique en art peut être appréhendé dans ces deux domaines d’application :
- La diffusion.
Elle représente, actuellement, la part la plus importante de l’usage du numérique dans l’art. Un exemple frappant est la notoriété anecdotique, soudaine et planétaire de la « restauration » ratée de l’église de Borja en Espagne, mais il peut-être extrapolé en songeant aux œuvres circulant sur les fibres optiques d’internet afin d’être reproduites vite et facilement de l’autre côté du globe, sur des moniteurs ou par des imprimantes 2D ou 3D, sans plus de présence matérielle et d‘échange entre l’artiste et son public en un lieu d’exposition. Il s’établit par là un nouveau dynamisme culturel et économique, mais qui favorise aussi les copies illicites, la confusion et au final, une volonté de non rétribution de l’artiste.
De même, la diffusion sur internet des classements des artistes, de leur nombre d’expositions et de leurs ventes, des galeries et des musées, induit un mouvement de concentration sur un petit nombre d’acteurs du marché de l’art et élimine, de facto, la plus grande part de la richesse hétérodoxe des créateurs non encensés et reconnus par ce système. Soit la création ex nihilo d’un nouvel académisme à l’échelon désormais mondial, souvent dominé par des artistes dont la liberté financière leur permet de subvenir eux-mêmes à leurs contraintes de création.
Par le passé, la diffusion se fondait sur la réalité des œuvres, et non pas sur un sentiment exacerbé de propriété virtuelle. Or on relève un essoufflement de la fréquentation des musées par les jeunes entre 15 et 30 ans, tranche de population « déçue » par / ou peu curieuse de la réalité même d‘œuvres vues précédemment sur internet. En effet, la photographie rétroéclairée d’une peinture vue chez soi peut sembler plus séduisante que le tableau mal éclairé présenté dans un musée payant très fréquenté. Le phénomène marque un manque d’émerveillement, de curiosité pour le réel, alimenté par l’accessibilité confortable immédiate ainsi qu’une perte de la propriété, de l’échelle, du poids et des dimensions réelles de l’œuvre dans sa matérialité, toutes qualités dont même la 3D ne saurait suffire à rendre raison. La disparition de la valeur de la possession - pourtant si importante dans l’économie et la société occidentales, mais pour des biens de consommation courants où tout doit être léger, « sympa » - se retrouve dans la disparition du marché des antiquités, par essence même des objets difficiles à manipuler et lourds de sens et de matérialité. Un désinvestissement, un désengagement, une fuite vers les objets que l’on acquiert et que l’on jette une fois la curiosité assouvie marque donc le marché de l’art, avec ses vedettes vite promues, vite oubliées.
- La production.
Les œuvres issues d’imprimantes 3D, les films d’images de synthèse, les peintures électroniques, les œuvres numériques interactives, les algorithmes reconnus comme œuvres d’art, l’architecture si fortement influencée par la création assistée sur ordinateur, les œuvres virtuelles etc... Tout cela montre la diversité et la variété des démarches qui usent du numérique et réussissent parfois à sublimer la technique pour en dégager la poésie et l’émotion. C’est là que réside un vrai sens positif à l’irruption du numérique dans l’art.